Critique de
Michel Covin

 

Lettre de Michel Covin,

ancien professeur d’esthétique à la Sorbonne et écrivain, à la sœur de l’artiste, Jacqueline Andrieu, à propos de Piano sur l’eau.

 

Bonjour ma grande,

 

Au risque de passer pour "poli et creux", pour reprendre tes propres termes, je te dirai que j'ai trouvé bouleversants les poèmes de Catherine. ll est vrai qu'elle trouve en moi un lecteur privilégié : qui marche au bord du gouffre, attentif au prochain éboulement qui sera fatal. Comment dès lors ne pas s'émouvoir au cri déchirant qu'elle nous lance, mélange troublant de désespoir et d'amour, et qu'une perfection formelle contient à grand'peine? Moi qui ne lis de poésie qu'à dose homéopathique, je me suis surpris à parcourir cette succession de "pièces" (comment les appeler autrement?) avec emportement, comme s'il s'agissait d'un récit palpitant. Avec quelle habileté parvient-elle à faire tenir toute sa vie en si peu de mots, comment est-elle capable d'une telle densité d'écriture? Sans doute avec beaucoup de travail, mais le résultat est celui d'une belle simplicité, bref, d'un grand art.

 

La préface du physicien est excellente dans sa brièveté, qui est sans doute la première qualité littéraire. En peu de mots lui aussi, il arrive à faire tenir dans son petit texte l'essentiel du contenu des poèmes de Catherine. Et il termine sur un mot décisif : "Ecoutons!". Ecouter ce qu'on lit, il fallait le dire, et c'est précisément ce "cri" dont je parle qu'on entend à la lecture du recueil où l'amour et la mort se trouvent indissociablement mêlés. Nul n'a jamais pu décider s'il fallait être poète soi-même pour comprendre ce qu'est la poésie, mais nul doute qu'ici le fait que ce physicien soit aussi poète a facilité les choses. Pour moi qui ne suis pas poète, je me sentirais enclin à insister, à la suite de ma propre expérience de lecture, sur le dynamisme cinétique de ces pièces qui s'enchaînent aussi rapidement que si  elles répondaient à une sorte d'urgence existentielle. Nous aurions là comme une représentation du Temps très intéressante, et donc de l'écriture poétique comme devenir, alors que la tradition la considère plutôt comme devenue, c'est à dire en termes d'Espace : le poème conçu comme architecture et monument, dont la stabilité est garantie par des conventions formelles strictes et prévisibles (relations prosodiques, versifications, constantes métriques, etc.).

 

Ce genre de développements, toutefois, flattant en moi l'universitaire ici malvenu, me semblerait déplacé, peut-être même pédant et indécent, par rapport à ce qui fait incontestablement la valeur de ces poèmes de Catherine, à savoir leur puissance émotionnelle et lyrique . Sous peine de paraître ridicule avec une grille de lecture exclusivement formaliste (en l'occurence visant la "Forme-Temps" dans la poésie de Catherine Andrieu,- beau sujet de thèse !), je dois apprendre à me remettre en question, grâce à elle. Cela m'est difficile. Par mon histoire personnelle, j'ai été nourri au lait du structuralisme. On m'a convaincu de la nullité des critiques prétendant rendre compte de la poésie comme un partage des émotions. De la critique "participative", pour le dire d'un mot lourd de connotations et de polémiques. Plus qu'à des poèmes particuliers, je préférais me pencher sur des questions générales, du genre : qu'est-ce que la poésie? Récemment encore, j'ai eu un débat animé à ce propos avec un des derniers amis qui me restent (1), plus jeune que moi de vingt ans, et donc plus ouvert que moi à la question de l"'émotion". Nous avons failli nous disputer... Finalement, la meilleure réponse à cette question, à ma connaissance, date d'avant le structuralisme, je l'ai trouvée chez Sartre dans des pages absolument décisives, celles de "Qu'est-ce que la littérature?" (pas la deuxième partie du livre qui sombre dans un dogmatisme simplificateur de l'"engagement" tout à fait dépassé...). Au-delà même de la seule poésie, se pose la question de l'art (qu'est-ce que c'est?), que je n'ai jamais cessé de me poser, à laquelle j'ai le plus longtemps essayé de répondre en termes kantiens, jusqu'au moment où un Oswald Spengler m'a délivré par cette déclaration salvatrice : "Il n'y a pas d'essence de l'art, il n'y a qu'une histoire de l'art". Le devenir, donc, jamais le devenu...Mais Sartre, encore lui, aurait pu me prévenir dès "L'être et le néant" : l'éléctricité, dit-il, n'est pas derrière l'ampoule qui s'allume, ni derrière l'éclair qui zèbre le ciel. L'ampoule, l'éclair sont toute l'"électricité", tel est le vrai statut du phénomène : un "relatif-absolu". Eh bien, je dirais pour obéir à ces deux maîtres-penseurs que chaque poème de Catherine Andrieu EST la poésie, que chacun de ses poèmes est un événement qui vient à son tour, qu'à ce titre ils doivent intervenir dans une chaîne, celle que j'ai suivie avec tant d'emportement dès ma première lecture, et c'est pourquoi, chez elle, la poésie se fait histoire (dans le double sens de son histoire à elle et de la succession des pièces).

 

Comme tu vois, l'enjeu théorique est considérable. J'avoue que j'ai plusieurs fois caressé l'idée de me faire de Catherine, sinon une amie, au moins une correspondante attentive. Mais nos deux solitudes, nos deux "différences", - moi la différence irrécupérable, mais banale, du vieillard, - elle sa différence (dont elle est très  explicitement consciente) d'écrivain, exceptionnelle ,et peut-être pas récupérable non plus...) peuvent-ils faire un commencement de société? Je ne l'ai vue que deux fois. Je me souviendrai toujours de la première au Wepler, place de Clichy, quand elle a tourné vers moi son regard, rieur derrière les grandes lunettes rondes, pour demander : "Alors comme ça tu es le professeur de Jacqueline?...".(Pouvais-je lui répondre : "pas seulement" ? ) C'était une enfant; aujourd'hui elle m'intimide, je me sens vis-à-vis d'elle comme le ver amoureux d'une étoile. J'étais prof. Je ne suis plus rien.

 

Elle, est tout. Toute la poésie. Le sait-elle seulement ?...

 

Baisers simples,

 

Michel Covin

 

 

(1) Professeur de lettres françaises dans une université du Japon, c'est un homme extraordinairement cultivé, d'une grande finesse, d'une grande humanité. Surtout, c'est un grand lecteur de poésie, alors que mes connaissances en ce domaine s'arrêtent en gros à Apollinaire, qui est l'auteur que j'ai le plus "investi", au point d'en apprendre des poèmes par coeur jusqu'à une date très récente. Mais la dimension "pathétique" chez lui, au contraire de chez Catherine, est le plus souvent "filtrée" par une ironie où se place pour moi le caractère distinctif de la poésie "moderne", qui fait ainsi l'économie de tout "épanchement" romantique. C'est cela même que l'exemple, non plus "moderne", mais "contemporain" de Catherine m'oblige à remettre en cause.