Préface de
Monsieur F.,
son voisin et ses voix,
avec trois demoiselles

Jean Hourlier, inédit

Pièce de théâtre

« Il se berce comme un enfant, mais sait qu'il va faire ses délices d'une parodie de conte cruel moyenâgeux, comme le ferait un adulte que n'abuserait pas une banale fantaisie d'inspiration œdipienne. » 


    Lui, c’est le fou, celui qui excave du fond de sa cave, et comment ne pas le prendre pour un fou alors qu’il excave jour et nuit, sans sortir jamais, telle Camille Claudel qu’on dut chasser de sa maison barricadée afin de l’interner en psychiatrie pendant trente longues années... Le fou aussi a séjourné en asile d’aliénés à plusieurs reprises, le reste du temps il vivait avec sa mère, mère qui dans son phantasme lui arracha les globes oculaires car il n’avait de cesse de contempler sa nudité, comme dans une prophétie auto-réalisatrice de Sophocle. Mère qui n’est, à ses dires, ni tout à fait vivante ni tout à fait morte.

    Le fou a de l’imagination, un cadran vide de télévision et une paire de jumelles lui permettent de parier sur les bons chevaux, de les diriger par la force de sa pensée magico-scientifique, et de se replonger dans des souvenirs de Carrousel avec la petite Margie. L’auteur, Jean Hourlier, dans la parodie d’une démence grandiloquente, visite le fou, car il est convaincu que « l’excès est un degré de la mesure ».

    La pièce est une comédie loufoque et grotesque, et un drame sensible et sombre. Jean Hourlier est visité dans la chambre des morts : son fou n’est-il pas une allégorie du tragique de l’existence ? Vivre, n’est-ce pas excaver sa tombe ? Ainsi le fou peut-il répondre lors de son procès qu’il n’a pas donné la vie, mais qu’il n’a, de ce fait, pas donné la mort non plus. Le fou serait-il un sage ? Platon disait que vivre, c’est apprendre à mourir. Le fou n’est-il pas ce sage qui s’est dépouillé de tout pour ne garder que l’essence de la vie ? « L’homme est le rêve d’une ombre » (Pindare), fait dire Jean Hourlier à son personnage.

  Que dire des quelques visites que le fou reçoit dans un consentement passif ? Il y a le voisin et son agitation arrogante, le voisin qui voudra le condamner à mort, ainsi que cinq figures féminines énigmatiques, qui ne sont pas les mêmes mais pas autres non plus. « L’amour fou ça existe, mais ça n’a pas de réalité ». Il y a Chery, Phœbé, Margie, une call-girl, un maîtresse-femme, une femme-enfant, dont les silhouettes sont identiques mais à des âges différents. Il y a de la tendresse dans ces échanges, mais rien de pulsionnel : le fou vit derrière le rempart de sa bibliothèque, ainsi sa cave est-elle confortable, pour lui du moins... Lorsque le fantôme apparaît à deux reprises, c’est sous la forme d’une jeune femme qui pourrait être Margie, ou la mère jeune. La mère terrible avec son orgue, qui ne pourra jamais mourir, serait-elle fractionnée dans l’esprit du fou en autant de femmes qu’il aime ? Le fantôme-qui-pourrait-être-la-mère n’avoue-t-il pas avoir été avec le fou dans les épreuves de sa vie, comme son ange gardien ? Le fou n’est-il pas fou d’avoir vu le corps de sa mère et de n’avoir pas pu s’en séparer, image introjectée puis morcelée ?!!!

    L’on notera, sous la plume de Jean Hourlier, les petits clins d’œil moqueurs (ou complices ?) à la psychanalyse... La mère iconogène, indépassable, n’est-elle pas précisément à l’origine d’une « banale fantaisie d’inspiration œdipienne ? ». Ce serait ne pas voir que l’allégorie va beaucoup plus loin. Le fou est décrit comme un ascète, qui lit et écrit. Et qu’écrit-il ? Des ouvrages de poésie qui ne rencontrent aucun succès sans que cela le décourage en aucune façon. L’auteur facétieux fait même prendre l’un de ses recueils de poésie (Jean Hourlier est poète, faut-il le rappeler ?!) par un personnage, qui le rejette avec dédain : « Les grands germes... ventriloques ?... Tout juste bon à mettre au cabaret ! ». Quelle capacité d’autodérision !!! Ainsi l’écrivain ou le poète, qui se sont fait « l’âme monstrueuse », pour reprendre Rimbaud, sont-ils condamnés par la société qui les perçoit comme fous, car asociaux, marginaux, sombres et étranges.

    La pièce elle-même, apparemment entièrement déstructurée et pourtant si solidement cohérente du début jusqu’à la fin (à l’image du fou), est aussi grotesque qu’elle est sensible et délicate, aussi loufoque qu’existentielle, absurde et pourtant tellement, mais tellement pleine de sens… C'est une œuvre « d’atmosphère » : on y est englué, c’est très oppressant, très mélancolique et à la fois très cinglé et très drôle, ça met mal à l’aise, ça dérange... on est ému, on rit, on pleure, on suffoque... on ne sait plus... et, en dernière instance, on y trouve une forme de grâce…

    Jean Hourlier, poète magnifique, nous livre là sa première pièce de théâtre, une œuvre très personnelle et originale, très exigeante... mais qui ne pourra pas ne pas conquérir son public, tant on y perçoit le défilé universel de l’existence, dans toute sa complexité, son absurdité fondamentale, ses émotions et ses contradictions.

    Et c’est très beau…

    « Le langage humain !... c'est poreux... plein de galeries, de traverses, de réseaux !... Fascinant !
Les langues, c'est comme la poésie, un système de ponts, de passerelles, de métaphores...  
(Un temps.) Les langues, c'est la poésie brute, la poésie en puissance ; la poésie, c'est le diamant taillé dans les pouvoirs du langage. »


Catherine Andrieu