Critique de
Dana Shishmanian
Les ailes du papillon
L’altérité, maison d’édition en ligne, mars 2024 (38 p.)
Ce recueil illustré par les peintures de l’autrice est un cri, une vie mise à nu, une déchirure de l’être livrée à vif sur la page – et l’on comprend vite que les
mots sont ici des fées guérisseuses ou plutôt, que l’âme secrète elle-même des mots tel qu’un ver à soie, son fil et son cocon – pour se réparer, se nourrir, se protéger… mais aussi pour que sans
même qu’il le sache, des tissus enchanteurs puissent naître de son fil et généreusement s’offrir à la vue des autres. Ces autres qui sont aussi bien source de souffrance pour soi (comme pour
eux-mêmes) et raison de vivre, brèche indispensable, accroc-crochet pour s’accrocher à hors-soi – peut-être pour se sauver tout en se perdant – et de cette contradiction structurelle et en soi
insurmontable naît sans complaisance mais tout doucement, comme un glissement, un début de chemin, un parcours paradoxal, une danse funambule sur le tranchet de la lame… : c’est le poème.
Quelques éclats particulièrement poignants de ces fulgurations :
Mon vide. J’étais celle qui ne sait pas qui elle est.
L’on me disait profonde, mais la surface seule faisait ma profondeur.
Il m’a fallu l’ascèse de vingt ans de souffrance à crever
Pour regarder l’abîme en moi.
Je suis celle qui écrit. Ce que je suis ?
J’ai passé toutes ces années dans une chambre sans toit
Et la pluie a rincé mon maquillage.
Je suis laide. (p. 9)
…Il m’a fallu des années pour rassembler le puzzle de mon âme... Chaque jour c’étaient des hurlements, tu défonçais les murs et tu partais... J’allais te chercher dans ta petite chambre
d’étudiant, quitte à dormir à quatre heures du matin sur ton paillasson : Je n’arrivais pas à te toucher. (p. 13)
…J’aurais dû te faire confiance, jeune Tirésias, c’est avec le cœur
Qu’on voit bien mais mon miroir était brisé dilemme schizophrénique
Ce qui est beau chez Narcisse, c’est qu’à la fin il se transforme en fleur. (p. 19)
…Je te regardais nouer et dénouer tes longs cheveux bouclés, je les arrosais jour après jour, c’était beau avec ton teint olive. Quand je maquillais tes yeux en amandes, légèrement bridés, tu
ressemblais à une fille et j’avais envie de te frapper. Je crois que je ne t’aimais pas, enfin pas vraiment, parce que tu ne me caressais pas, enfin pas vraiment... Entre toi et moi, l’Histoire
de la philosophie dans son entier et la nécrose de ton esprit. Vois ce qu’ils ont fait de toi : un caillou. Moi je n’aimais qu’ “Ainsi parlait Zarathoustra”, et Spinoza parce qu’il disait qu’on
ne reproche pas à une pierre d’être aveugle, et aussi en raison d’une inclination panthéistique. On faisait une belle paire de philosophes ! (p. 31)
…Tu aspirais au calme j’étais la fureur. Maniaco-dépressive
Au moins on sait. Nous étions trop jeunes et nos ailes brisées.
Au bord de mon océan, libre comme la mouette je me prends
À rêver à toi, à nous, l’universitaire que tu es devenu
Et moi qui n’ai que mes poèmes, ma bohème et ma mélancolie... (p. 33)
Dana Shishmanian
http://www.francopolis.net/revues/D.Shishmanian-Breves-2024-2.html#_Catherine_Andrieu